Françoise Robin est professeure de langue et de littérature tibétaine à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris. En 2021, nous l’avions invitée à l’occasion d’une projection du film Balloon, de Pema Tseden, que nous organisions en collaboration avec la Cinémathèque de Luxembourg dans le cadre de notre projet de sensibilisation. En plus d’être la traductrice française de plusieurs de ses œuvres, elle était présente sur place, au Tibet, au moment du tournage du film. En mai 2022, nous avons eu la chance de réaliser cette interview avec elle et d’aborder quelques sujets sous-jacents du cinéma tibétain.
Chef de fil du cinéma tibétain, Pema Tseden est écrivain et réalisateur. Il est né dans une famille nomade dans la province de l’Amdo, en 1969. Il poursuit des études bilingues (tibétain-chinois), se spécialise dans la littérature tibétaine et la traduction et obtient un diplôme de l’Institut d’une Nord-Ouest pour les nationalités, université de renom dont de nombreux intellectuels tibétains sont sortis depuis les années 1990. D’abord instituteur et traducteur, il commence à publier des articles et des nouvelles en tibétain et en chinois à partir de 1991. Petit à petit, il commence à se faire un nom en tant qu’écrivain, et ce n’est que dans les années 2000 qu’il se décide à se lancer dans le cinéma. En 2003 il reçoit une bourse pour suivre une formation prestigieuse d’un an à l’Institut du Cinéma de Pékin. Son court-métrage de fin d’étude reçoit un bon accueil et lui sert de base pour réaliser, deux ans plus tard, son premier long-métrage, Le silence des pierres sacrées. C’est ainsi que démarre sa carrière dans le cinéma. Dans ses films, Pema Tseden relate le Tibet des campagnes et des petites villes, en pleine évolution, dans une forme empreinte d’une certaine nostalgie, d’une lenteur qui laisse le temps aux personnages de se dévoiler. Bien que discrète, il y a toujours une ambition sociale dans ses films, et les contraintes, qu’elles soient techniques ou liées à la censure, sont utilisées pour sublimer la forme de ses messages. Ses films les plus connus sont Tharlo (2016), Jinpa (2017) et Balloon (2019), pour lesquels il reçoit diverses distinctions nationales et internationales.
Les Amis du Tibet : Françoise Robin, pourriez-vous nous expliquer comment a commencé votre passion pour la littérature tibétaine contemporaine ?
Françoise Robin : Cette passion, elle est née là-bas, au Tibet. J’ai eu la chance de découvrir la culture tibétaine lors d’un voyage au Tibet. C’est essentiel pour moi de comprendre comment elle s’exprime sur place car c’est là, et non pas en exil, que vivent la très grande majorité (90%) des Tibétains. Ce qui m’intéresse c’est de comprendre la vie contemporaine dans toute sa complexité et plus particulièrement comment cela s’exprime dans la littérature. Je me suis particulièrement intéressée à la question de ce que représente le fait d’être écrivain dans un pays où il devient de plus en plus intenable d’être un intellectuel. Les Tibétains sont de grands écrivains, ils ont peaufiné l’art d’écrire depuis 1000 ans. La liberté de penser est importante. Dans quelle mesure peut-on produire une œuvre littéraire dans des conditions politiques aussi complexes ? Comment et pourquoi continue-t-on à être écrivain dans une langue qui, du point de vue du PCC, est vouée à disparaître ? Depuis lors, depuis près de 30 ans, lorsque les conditions le permettent, j’essaye d’aller au Tibet au moins une fois par an. J’aime être témoin de la manière dont évolue la langue, la culture des Tibétains. La situation n’était pas aussi grave dans les années 1990. Le pays était alors beaucoup plus accessible.
LAT : Qu’en est-il, aujourd’hui? Est-ce facile de se rendre au Tibet ? Que sait-on de la situation sur place ?
FR : Depuis 2020 et le début de la pandémie, malheureusement, ce n’est plus possible d’entrer en Chine en raison de la politique zéro-covid. L’obtention d’informations sur la situation du Tibet était déjà très contrôlée auparavant. Aujourd’hui, il est devenu presque impossible de savoir ce qu’il s’y passe. Je n’appelle plus mes amis tibétains, avec qui je réduisais déjà les contacts au minimum, car être trop en lien avec une étrangère peut être retenu contre eux.
LAT : Dans un contexte où la liberté d’expression est à ce point restreinte, faire du cinéma ne doit pas être évident…
FR : Je dois avouer que j’étais un peu surprise lorsque, lors de notre première rencontre qui a dû avoir lieu en 2001 ou 2002, Pema Tseden m’a fait part de ses intentions de faire du cinéma. J’ai pensé aux énormes contraintes techniques à la réalisation de films au Tibet. C’est compliqué de faire du cinéma, ce n’est pas juste prendre un crayon et un papier. Le cinéma est un art extrêmement complexe. À l’époque, toute cette région était encore très isolée et ne disposait d’aucune infrastructure nécessaire à la réalisation de films. Beaucoup de villages tibétains n’avaient pas encore d’électricité, pas d’accès à la télé. De plus, en Chine, les grands classiques mondiaux du cinéma, ces films qui ont fait l’histoire du cinéma, ne sont pas accessibles. La plupart des films qui étaient montrés dans les salles de cinéma municipales étaient des films de réalisme socialiste, de propagande, surtout dans les années 1980. Il y avait peu de films qui puissent nourrir une posture de cinéaste. Je me demandais comment un jeune Tibétain allait pouvoir se faire un nom sans avoir reçu une éducation cinématographique moderne.
LAT : Qu’en est-il de la censure chinoise ? Quel impact a-t-elle sur le cinéma tibétain ?
FR : En ce qui concerne la censure, elle constitue une véritable contrainte en Chine. Même pour moi, en ce moment, quand je vous parle, c’est difficile de savoir ce que je peux dire sans mettre Pema Tseden en danger. Pour illustrer mes propos, je vais vous raconter une petite anecdote qui date de 2006. Quelques années auparavant, un cinéaste chinois avait écopé d’une interdiction de tournage pendant 5 ans pour avoir montré son film à Cannes alors qu’il n’était pas autorisé à le faire. Il y a en effet différents niveaux de censure en Chine et l’un de ces niveaux est la sortie d’un film à l’international ou la participation à des festivals internationaux. Faisant référence à cet événement, Pema Tseden me confie alors ceci “ Moi, en tant que Tibétain, si je m’amuse à faire la même chose, ce n’est pas de 5 ans d’interdiction de tournage que j’écoperais, mais d’une interdiction à vie. C’est pour cela que je dois faire extrêmement attention”. Déjà à cette époque, il était très conscient des enjeux et il savait qu’il allait devoir faire très attention. Pour lui, il ne s’agissait pas de faire des films clandestins ou qui risqueraient de fâcher les autorités.
LAT : Vu d’ici, on pourrait se demander comment Pema Tseden a réussi à s’affranchir de ces contraintes. Pourquoi a-t-il été si déterminé à faire du cinéma ?
FR : Si Pema Tseden a choisi de faire du cinéma c’est parce qu’il voulait montrer le vrai Tibet, ou, comme il dit aujourd’hui, le Tibet tel qu’il le voit. Il était insatisfait tant par les films occidentaux que par les films chinois réalisés au Tibet qui sont très nombreux. En effet, comme tous les États dictatoriaux, le PCC a compris la force de frappe du cinéma pour toucher les masses et investi beaucoup d’argent pour financer le cinéma officiel. Les Tibétains sont ceux qui ont le plus nourri les films sur les « minorités » en Chine. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, d’un point de vue du fond, l’enjeu de l’État est de persuader et se persuader de sa légitimité (NLR : de coloniser le Tibet). Ensuite, d’un point de vue de la forme, le Tibet, avec ses paysages et sa lumière si particulière, est visuellement très intéressant. Pema Tseden voulait montrer une autre image du Tibet. Il désirait aussi faire des films avec des acteurs tibétains parlant tibétain. Cela semble une évidence mais jusqu’alors, les films officiels chinois portant sur le Tibet étaient joués en chinois, sans compter que les acteurs étaient eux-même souvent chinois, même pour interpréter des personnages tibétains. Tout restait à faire pour «tibétaniser » le Tibet au cinéma.
LAT : Est-ce que Pema Tseden, à travers ses films, a l’ambition de porter des messages qui puissent transformer la réalité du Tibet ?
FR : Non, je ne dirais pas ça. Au départ, vraiment, son intention est de montrer le Tibet tel qu’il le voit. Cependant, qu’il s’agisse de littérature ou de cinéma, on peut toujours retrouver dans les expressions subjectives les germes de nouveaux mouvements sociaux. Les écrits et les créations en disent long sur la société tibétaine. Nombre d’écrivains et de cinéastes que j’ai côtoyés lors de mes visites au Tibet sont issus de milieux sociaux et économiques ordinaires. Ils ne sont pas détachés des réalités quotidiennes. La plupart de leurs familles vivent de l’agriculture ou de l’élevage. Pour eux, la littérature est un espace pour exprimer de manière créative leurs pensées, leurs sentiments et leurs émotions. En raison de la censure, de nombreux phénomènes sociaux qui apparaissent dans les écrits des Tibétains ne sont pas visibles ni commentés publiquement ailleurs.
LAT : Dans les films de Pema Tseden, tous les acteurs parlent tibétain. Cela permet, d’une certaine manière, de faire vivre cette langue. Qu’en est-il de l’apprentissage du tibétain aujourd’hui ? Est-il toujours enseigné à l’école ?
FR : La situation est très difficile à décrire avec justesse et précision, car le Tibet est immense et soumis à diverses autorités régionales.De plus, les informations sensibles sur des sujets tels que la langue d’éducation ne nous parviennent qu’au compte goutte. Apparemment, depuis la rentrée 2021, l’ensemble des cours se donne en chinois partout au Tibet, alors qu’avant, le tibétain était enseigné, souvent dans une moindre mesure mais enseigné tout de même. Aujourd’hui, le PCC a fait part de son intention d’interdire de manière radicale l’enseignement du tibétain dans les écoles en zone tibétaine. La raison officielle est l’avenir des enfants. Selon le point de vue des autorités chinoises, si les enfants tibétains maîtrisent le chinois, cela augmente leurs chances de réussite économique et sociale en Chine. Cet argument est certes recevable au sein de la République Populaire de Chine, mais les autorités chinoises semblent oublier qu’une éducation bilingue avec deux langues à égalité est tout à fait possible – au Luxembourg plusieurs langues sont enseignées simultanément et les enfants les acquièrent sans problème semble-t-il. Mais avec cette focalisation unique sur le chinois, les enfants tibétains perdent leur compétence avancée en tibétain. Pire encore : ils ne parleront bientôt plus leur propre langue à la maison car même au sein du foyer familial, des nouvelles nous sont parvenues nous indiquant que les autorités chinoises encourageaient les familles tibétaines à parler chinois. Faire disparaître la langue tibétaine est utilisé comme un moyen d’affaiblir la conscience identitaire singulière des Tibétains, et leur accès à leur histoire et à leur patrimoine littéraire, religieux et culturel si singulier.
LAT : Actuellement, il est très difficile d’obtenir des informations et des images sur la situation du Tibet. Cette prudence extrême, qui s’apparente parfois à de l’autocensure, contribue à la disparition du Tibet dans l’actualité. Pourquoi, selon vous, devrait-on parler du Tibet aujourd’hui ?
FR : Ce n’est peut-être pas la famine ou la guerre qui frappe le Tibet aujourd’hui, mais le droit d’apprendre sa propre langue, de grandir dans sa propre culture, ce qui sont des droits fondamentaux. Être emprisonné pour l’avoir revendiqué pacifiquement est une violation des droits humains. Il y a quelques jours, des médias tibétains en exil ont informé qu’une personne ayant essayé de défendre le droit à parler le tibétain avait disparu.
LAT : Alors que faire ?
FR : Dans le contexte actuel, au Tibet, nous sommes assez impuissants, mais en dehors du Tibet, nous avons encore une marge de manœuvre. Il faut continuer à soutenir et mettre en place des moyens de transmission de la langue et la culture tibétaines et enseigner cette langue aux Tibétains qui vivent aujourd’hui en exil, en Inde et au Népal mais aussi en Europe car de plus en plus de Tibétains émigrent en Occident. Soutenir les écoles tibétaines en Inde et au Népal est une bonne chose, mais il faudrait aussi créer des écoles bilingues tibétaines ici afin que les enfants tibétains puissent apprendre leur langue maternelle durant les weekends ou les vacances et que soit sauvegardé cet immense héritage culturel qui a su être préservé à travers cette langue ancestrale.
Propos recueillis par Florence Burette pour Les Amis du Tibet, Luxembourg.
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